Mardi 27 août
Peu avant neuf heures trente, il y a déjà du monde au poste de douane mongol. Le passage des véhicules se fait au compte-gouttes et les formalités administratives traînent allègrement, au gré du bon vouloir de l'un ou de l'autre à prendre place à son bureau et de consentir à y faire quelque chose.
Ce n'est que sur le coup des midis que nous nous présentons enfin au poste russe après une vingtaine de kilomètres de macadam retrouvé. La pose déjeuner y est annoncée et les grilles se referment sous notre nez jusqu'à quatorze heures. Ayant les mêmes besoins énergétiques que ces braves fonctionnaires, le temps ne nous parait pas bien long face à nos assiettes.
L'heure de la reprise du travail sonnant, Momo et Patricia passent sans encombre les épreuves administratives et à mon tour, je présente aux officiels de service, mon passeport. Annulé par le consulat français de Pékin lors de la constitution du document provisoire permettant d'accueillir le visa mongol qui ne trouvait place dans l'autre passeport, il se trouve amputé de l'un de ses angles et frappé d'un beau cachet « Annulé » sur les deux premières pages.
La discussion sur le pourquoi de la chose s'éternise, et mobilise très vite jusque trois fonctionnaires qui concluent à la non-validité des visas qui y sont contenus. La photo n'a pas été prise, mais je suppose que la couleur blanchâtre de mon visage à cet instant aurait été frappante.
L’explication ne peut passer que par la présentation du nouveau passeport contenant le visa mongol. Y figure également le visa russe demandé à Ulaanbaatar, lorsque, sortant de Chine après tous mes déboires, et plus très confiant envers les capacités du véhicule, je n'envisageais que la solution de rentrer au plus vite en France.
Ce visa ne se termine que dans deux jours. Une chance pour régler le problème immédiat de la légitimité d'une présence sur le territoire russe, mais devoir le quitter dans les quarante-huit heures relève de l'impossible.
En plus, aucun des fonctionnaires présents n'est anglophone. Heureusement, une touriste russe vient à mon secours pour, en anglais, jouer les interprètes.
Après plus d'une demi-heure de palabres, une lueur d'espoir m'est donnée. Le douanier parle de demander une prolongation du visa presque périmé au bureau de l'immigration de Barnaud.
L'après-midi est déjà entamée, Barnaud est à huit cents kilomètres et il reste au visa une durée de vie de deux jours. Tout ce temps pour régler une situation administrative apparemment complexe avec des bureaucrates russes !
Momo et Particia, loin de me laisser tomber, encouragent l'accélération du mouvement pour atteindre le bureau de l'immigration au plus vite. Les pauvres verront donc défiler cette superbe route à la vitesse maximale que la raison autorise. Un vrai gâchis. Courant dans un Altaï magnifique avec ses sommets enneigés et les multiples torrents qu'il génère pour le plus grand bonheur des kayakistes, le parcours mérite, au combien, de flâner et chaque virage vous révèle un bivouac.
Momo a même fermé les fenêtres de son camion pour que le fumé des brochettes qui pourraient être ressenti au passage d'un hameau, ne l'incite à lever le pied avant la nuit.
Heureusement, une auberge offrant un espace de bivouac possible mettra fin à son calvaire à une heure encore raisonnable.
Mercredi 28 août
Ce n'est plus une vie. Mes voisins ont proposé le départ pour six heures trente. Ils sont sans pitié pour moi. Aussi, pour ne pas leur faire de peine, j'ai accepté. Mais si j'avais été privé de leur compagnie, c'est bien plutôt que je serais parti, car la nuit n'a pas été très sereine !
Tant et si bien, que le pari a été tenu, malgré une crevaison, d'atteindre Barnaud relativement tôt en fin d'après-midi. L'excellente qualité de la route nous aura bien aidés. L'impératif de localiser les bureaux de l'immigration dès ce jour pour, le lendemain, se présenter à l'ouverture, était l'objectif. Reste à les trouver, dans cette ville devenue importante et méconnaissable depuis mon passage en 2010.
Pour une fois, la chance est avec nous. Vitre ouverte à un feu s’apprêtant à repasser au vert, je lance la question à mon voisin camionneur. La file s'ébranle déjà. Sans hésiter, il fait signe de le suivre, me barrant brutalement la route pour s'engager avec son camion de livraison dans la petite rue, déjà à notre hauteur, sur la droite. Il va ainsi se détourner pour, tout naturellement, nous guider jusque devant les bureaux recherchés, bien cachés dans un quartier sans prétention. « Chapeau bas », le camionneur !
Pour compléter notre heure de chances, à cent mètres de là, le parking d'un stade nous offre l'hébergement, en pleine ville.
Jeudi 29 août
La nuit a été bonne cette fois. Une solution existe obligatoirement. Une prolongation, telle que je l'avais demandée avec succès pour le visa mongol semble réaliste.
Dans un bureau occupé par deux charmantes personnes, les explications recommencent et mes documents font de fréquents allers et retour hors de la pièce. À l'arrivée d'un homme encore jeune présenté comme spécialiste commence un interrogatoire en règle, mené toute fois avec courtoisie. En quelques minutes, les tenants et aboutissants du voyage en cours n'ont plus aucun secret pour lui. Ceci pour en conclure que la seule solution passe par l'acquisition d'un visa de transit, dont la durée ne peut excéder dix jours. Ils seraient éventuellement renouvelables, au moins en partie, dans un autre bureau d'immigration présent dans chacune des villes importantes de l'itinéraire.
Devant mon inquiétude de ne pas avoir le temps matériel d'atteindre l’Ukraine dans cette durée de dix jours, le conseil m'est donné d'utiliser les dernières vingt-quatre heures de validité du passeport à avancer sur le parcours pour demander le transit à Novossibirsk, voir Omsk.
Je vais donc abandonner Momo et Patricia pour leur rendre leur liberté sur les routes du Kazakhstan que nous projetions de parcourir ensemble. Pour moi, commence une course contre la montre sur les routes de Sibérie puis de Russie.
La route est en excellent état jusqu'à Novossibirsk que j’atteins presque avant la fermeture des administrations. Malheureusement un embouteillage trop important en entrée de ville, m'oblige à sortir du flot des voitures pour garer Canasson dans un parking d'immeuble. Le gardien nous y accepte gentiment pour la nuit.
Vendredi 30 août
À compter de ce soir minuit, je suis un sans papier sur le territoire russe. Une situation rêvée !
La visite au centre de l'immigration a un petit goût d'examen. C'est pourquoi le taxi m'y dépose de bonne heure.
Une fois de plus, le personnel est charmant. Après une bonne demi-heure d'attente , seul face au guichet vidé de sa titulaire parcourant les bureaux de divers supérieurs avec mes documents en main, la voici revenue. Souriante elle annonce que le visa transit va pouvoir se faire, mais par contre qu'il va me falloir attendre une heure ou deux. Pensez que j'accepte la sanction avec un certain plaisir !
Lexique russe sur les genoux, je tue le temps sur les fauteuils du hall d'attente. À peine ais-je commencé à m'instruire, que la guichetière accompagnée d'une interprète anglophone viennent à ma rencontre et laissant entendre que deux solutions existeraient dont l'utilisation du vieux passeport dont la validité des visas qu'il contient ne peut être mise en cause.
Pour être bien certain que ma pauvre culture « british » m'est permis de bien comprendre toutes ces subtilités administratives, je suis prié d'attendre un peu la venu d'un interprète, francophone cette fois.
L'homme, jeune, se présente dans un Français qui me laisse penser un instant que nous sommes compatriotes. Mais sa qualité de directeur du centre de l'alliance française de la ville ainsi que de vice-consul auprès de l'ambassade de France à Moscou me renseigne sur sa nationalité.
En présence d'une femme, elle aussi charmante et sans doute très haut placée dans l'administration du centre de l'immigration, monsieur le consul confirme bien la validité du visa de mon ancien passeport et propose que nous allions consulter le directeur du service des douanes territoriales basées à l'aéroport, pour plus de certitude.
Une heure en tête à tête dans sa voiture personnelle, le temps de l'aller et retour, nous ont permis de faire plus ample connaissance. Durant notre déjeuner au restaurant après la visite qu'il prend grand plaisir à me faire faire de son centre de l'alliance Française, cet homme charmant, me parle avec passion de sa ville dont il est natif et de sa Sibérie. Il connaît parfaitement la France ou ses fonctions l'amène à venir et souffre de l'image que nous autres Européens avons de ces contrées lointaines que notre imaginaire nous représente comme sauvages, inhospitalières et peuplées de gens coupés du monde.
Il est bien vrai que les températures peuvent y être rigoureuses, mais guère plus que les extrêmes de certaines de nos stations de ski Françaises. Il est vrai aussi que fin novembre est déjà le plein hiver dans les années normales. En revanche, une ballade à Novossibirsk, ville à peine âgée de cent cinquante ans, ne laisse aucun doute sur le niveau et la qualité de vie de sa population. Une vingtaine d'universités accueillant plusieurs milliers d'étudiants venus de toute la Russie y sont implantées. Certains spécialités y sont même à la pointe de la recherche, notamment dans le domaine médical et n'ont pas leur pareil, ni à Moscou ni même à Paris. Un métro, petit certes, accueil les passager dans ses stations décorées et très personnalisées d'où émane une sensation de bien être. La visite de l'entrée de l'une d'elles, guidé par Grigory, m'a permis de le constater. Reparlant du climat, il a avoué être transi de froid lorsqu'il lui arrive de venir en hiver à Paris!
Le parc automobile a explosé ces dernières années et la circulation est devenue très danse en ville.
Détendu, libéré d'une tension énorme, les quatre mille kilomètres de territoire Russe à parcourir encore, ont commencé de défiler sous les roues de Canasson, sans doute ravi de ne plus se faire secouer comme un prunier.
La route devra toute foi être partagée avec un bon nombre d'utilisateurs et la sensation de solitude en direction d’Omsk a totalement disparue.
Samedi 31 août
Quel bonheur de se sentir libre de son temps même si ce matin encore, j'ai quitté le lit de bonne heure pour avaler les kilomètres de cette Sibérie pluvieuse au plus vite, ce qui ne se justifie pourtant plus !
Protégé du bruit des camions dans le fond d'un immense parking destiné aux usagers de la route cherchant un point de restauration et le cas échéant d'hébergement, je pensais y être à l’abri de toutes nuisances.
Ce fut le cas sur le plan sonore. De toute façon, une mini tempête de vent en début de nuit, suivie d'une forte pluie, suffisait à couvrir tout autre bruit. C'est pourquoi, ce matin, trois semi-remorques ont gentiment fermé l’accès de mon petit recoin trouvé le long d'un énorme tas de gravier servant de mur antibruit. Je ne les ai pas entendu se mettre en place, et sans doute n'ont-ils pas décelé ma présence dans la nuit.
La pelle-pioche a donc repris du service pour dégager au bas du tas de cailloux l'espace suffisant pour que Canasson puisse se glisser furtivement le long de l'un des camions.
Si la qualité du revêtement de la route s'est manifestement améliorée, les infrastructures vétustes et peu engageantes existantes en 2010 ont été remplacées par de très nombreuses auberges, style « routiers » de chez nous, avec hébergement et restauration le plus souvent sous forme de « self-service ». Les parkings ne sont plus clos par de vieilles tôles de récupération mais très souvent peints voir en espace ouvert, redonnant ainsi une impression de liberté. Leur signalement est lui aussi devenu plus sympathique. Au lieu d'un vieux panneau rouillé frappé d'un dessin stylisé représentant une tente, ce que j'avais pris naguère, pour l'annonce d'un terrain de camping, un beau panneau bleu exposant fourchette et couteau vous invite à vous mettre à table. Ces hébergements sont maintenant extrêmement nombreux, mais semble-t-il devenus indispensables si l'on en juge par la densité des véhicules qui les fréquentent.
La grande Sibérie, terre du bout du monde et d'engagement, relève du passé et nul besoin d’esprit d'aventure pour s'y risquer, tout au moins le long de ses grands axes routiers
Le revers de la médaille, c'est une circulation importante qui oblige à une très grande attention.
Tous ces déboires de frontière ont fait passer aux oubliettes la roue de secours réparée quelques kilomètres après le passage de la douane. Une mèche, posée par mes soins, n'a pas tenu bien longtemps ses promesses. À l'entrée d'Omsk, un des nombreux petits garagistes qui se partagent le travail procède à la réparation. De la sorte, il ne sera pas nécessaire de grimper sur le toit, ce qui est plus rassurant et confortable, même pour un vieux guide!
Engagé dans la sortie de ville bien embouteillée, le petit « Netbook »prend le temps de troquer sa casquette de GPS pour celle de prospection de réseau WIFI. C'est chose faite aux abords d'un grand magasin qui propose une connexion non protégée. Ainsi, je vous ai mis au courant de mes déboires passés avant d'aller planter ma « tente » dans la Taïga la plus proche, rencontrée en sortie de ville.
1er septembre
La nuit a été très calme dans la taïga sibérienne et il faut aujourd'hui entreprendre le long détour de contournement du nord Kazakhstan. Une route coupe directement cet ex-pays de l'Union soviétique à la hauteur de'Omsk. Mais vu les circonstances, je n'ai nulle envie de me frotter à cette nouvelle administration qui pourrait bien elle aussi considérer son visa contenu dans mon ex-passeport, comme annulé. Je serais dans ce cas, obligé de faire demi-tour pour reprendre le contournement. De plus je ne connais pas l'état de la route Casaque !
La taïga et la toundra continuent donc de défiler de part et d'autre de la route qui cette foi a perdu sa qualité d'avant Omsk. De nombreux tronçons dégradés obligent à de forts ralentissements. Le clou sera les trois quarts d'heure passés à slalomer, au pas, au milieu d'une route qu'un bombardement n'aurait pas plus endommagée. Canasson n'a guère connu pire en Mongolie...
Quelle n'est pas ma surprise, en me garant pour la nuit dans l'un de ces « routiers » russes, de me retrouver face à une plaque d'immatriculation française. Les deux occupants de ce fourgon Mercedes sont sur la route depuis un an et demi et comptent, après deux mois en famille sur le territoire français, repartir pour deux ans en Amérique du Sud. Nous passerons une longue soirée ensemble à partager nos souvenirs communs de Chine et Mongolie.
Lundi 2 septembre
Pas un camion ne s'était déjà mis en route à mon réveil. Le nombre de méridiens grignotés vers l'ouest explique cette clarté encore bien faible !
Mes voisins français ont prévenu hier au soir, ce ne sont pas des lève-tôt. Durant mon temps de déjeuner, deux semi-remorques s'ébranlent discrètement. Il est pourtant huit heures à ma montre, mais je commence à avoir un doute. Déjà hier j'étais étonné du peu de monde rencontré dans les petits restaurants...
Canasson reprend son travail et en vingt ou trente kilomètres nous réaiguille sur la route directe, traversant le haut du Kazakhstan, quittée peu après Omsk hier matin.
Chelyabinsk sera la prochaine grosse ville rencontrée et comme Canasson fait depuis quelque temps une addiction à l'icône « incident moteur » affichée au tableau de bord, je vais essayer de lui trouver un spécialiste.
L'inquiétude n'est pas à l'ordre du jour avec cette panne annoncée, car déjà, en sortie de Mongolie, Momo détenteur d'un petit testeur de poche avait diagnostiqué soit un problème d'air, soit un problème avec la vanne GR, cette saleté d'innovation qui empoisonne l’existence de tout voyageur fréquentant des terrains difficiles et donc peu roulants.
Ayant effacé « l'incident moteur », il n'était pas réapparu de toute la journée d'avant hier. Mais au démarrage hier matin, la décoration orangée a refait apparition.
Le seul inconvénient, est une augmentation sensible de la consommation et un moteur qui se coupe sur de brusques accélérations ! Il suffit donc d'avoir le pied léger, ce à quoi je m'emploie jusqu'au relais routier du déjeuner.
Une fois encore, peu de monde dans la salle. Je me lance donc à demander l'heure à la caissière qui bien entendu, me présente sa montre affichant une heure de moins que la mienne. Nous ne sommes désormais plus séparés que par quatre heures de décalage !
Du coup, j'arrive à Chelyabinsk assez tôt. Canasson évite soigneusement la bretelle de contournement visant directement Ufa, pour traverser la ville, dès fois que la chance nous fasse passer devant la résidence d'un spécialiste. Un jeu de piste balisé d'une grosse « clé anglaise » nous guide ainsi, au hasard, jusqu'à un gros bâtiment jaune. Miracle, sur l'une des grosses portes s'ouvrant sur divers ateliers, est apposé le sigle « Ford », le père de ma fidèle monture.
Comme toujours dans ces pays, toutes affaires cessantes, trois personnes se mettent à examiner le malade. « Rien de grave Docteur », c'est effectivement la vanne EGR qui supporte mal la mauvaise qualité du diesel Russe. Rien n'est faisable dans l'immédiat. Nous pouvons rentrer » en France sans aucun risque pour le moteur. L’amélioration progressive du carburant réglera peut-être le problème.
J'ai des doutes sur ce dernier point, mais ce diagnostic de spécialiste confirmant celui de Momo, redonne du cœur à l'ouvrage au « pur sang » qui file maintenant sur une belle route en direction de la frontière naturelle toute proche entre Asie et Europe : l'Oural, s'étirant du nord au sud, pour venir mourir ici, à l'approche du Kazakhstan. Avec un peu de chance, je vais pouvoir dormir les pieds en Asie et la tête en Europe !